La grande histoire

Kallan Marnodir

Chapitre 1

Quand le petit Kallan Marnordir eut survécu à un septième hiver mortellement rigoureux, son père comprit qu'il pourrait peut-être tirer quelque chose de cet enfant secret et maladif. Kallan Marnordir Père, forgeron de son état, n'avait que faire à la forge d'une aide telle que celle que son fils pouvait lui offrir. Il décida de ce fait de le donner en apprentissage à un maître du village. Mais lequel choisir ? Lequel accepterait de prendre sous son aile un enfant aussi malhabile que le jeune Kallan ? Marnordir Père vit les portes de ses amis et voisins se refermer une à une. Son fils sous le bras, il parcourut la campagne en quête d'un maître d'apprentissage pour son fils qu'il commençait à considérer comme imaginaire.

Au matin où commence le périple du petit Kallan Marnordir, son père qui n'avait trouvé d'autre solution le mena à la sortie du village dans un petit bosquet où vivait le Mage des Quatre Vallées. Kallan fut confié aux bons soins du vieil enchanteur, chez qui, pour une pièce d'argent par semaine, il apprendrait un métier afin de devenir «quelqu'un». Tous les matins à l'aube, Kallan devait se présenter à la porte de son nouveau maître avec qui il passait sa journée, puis était libéré peu avant la tombée de la nuit. En contrepartie, le Mage lui enseigna les rudiments de l'Enchantement.

De tâche ingrate en tâche ingrate, pendant sept ans, Kallan apprit à devenir « quelqu'un ». Le jeune garçon se donna beaucoup de mal pour se faire une place dans la société jusqu'à ses quatorze ans. Par conséquent, il ne s'expliqua pas pourquoi son maître et son père lui signifièrent qu'à présent qu'il était devenu un homme il n'avait qu'à se trouver une autre maison où vivre et un autre endroit où exercer sa nouvelle profession.

Certains affirment que Kallan Marnordir fut banni de son village natal à cause d'une histoire de vol de poulet alors que d'autres déclarent qu'affecté par les troubles de l'Empire et naturellement prédisposé à la rébellion, il se serait échappé pour conspirer dans quelque bouge malfamé d'une cité de Juzil, bastion de ce que l'on nommera plus tard l'Alliance de Marnordir. Finalement, de cette période on ne sait quasiment rien. Quoi qu'il en soit, pendant sept années, on n'entendit plus parler du petit Kallan Marnordir. Ses parents commencèrent même à oublier que jadis, ils avaient eu un fils.

Puis, un soir d'orage, Kallan rentra chez lui. C'était l'an 707 après la conquête des Quatre Continents par l'empereur Mar Saya. Le jeune homme fêtait ses vingt-et-un ans et n'avait plus rien du garçon maladroit qu'il avait été autrefois. Kallan avait encore grandit après ses quatorze ans et s'était considérablement épaissi de sorte qu'il ressemblait à l'un de ces guerriers des plaines qui plaisent tant aux jeunes filles. Kallan Marnordir II était devenu « quelqu'un » et même quelqu'un de fort respectable.

Il demeura quelque temps auprès des siens et reprit la route pour la ville de Cartaam, sur les terres de Juzil. Là, il fit une découverte extraordinaire : il trouva le moyen d'enfermer l'essence des choses et des êtres dans de petits morceaux de parchemin. Aucun mage n'avait encore approché de magie aussi puissante. Les petits parchemins de Kallan Marnordir allaient changer le monde de Moonga.

De forme rectangulaire, ces petites cartes – plus connues de nos jours sous le nom de Sorts – renfermaient l'essence de ce qui y avait été imprégné. C'était un travail laborieux et Kallan mit quelques années à appréhender la méthode adéquate pour capturer une essence dans un morceau de parchemin. Il fallait pour cela vivre en communion, parfois pendant plus d'un an, avec ce dont on voulait capturer l'essence.

Afin de créer les Sorts Puissance de la Rivière Saya et Dragon de la Rivière Saya, Kallan vécut en ermite pendant onze mois au bord de la rivière – et parfois dedans – pour apprendre à la connaître, elle et ses habitants. Lorsqu'il eut percé tous les secrets de la rivière Saya et de ses habitants, comme l'on perce au fil du temps les secrets d'un vieil ami, il était complètement imprégné de leurs essences. Ensuite, grâce à un enchantement que lui seul connaît, il put imprégner à son tour les cartes. Il lui fallut onze mois pour créer les cartes Puissance de la Rivière Saya et Dragon de la Rivière Saya et il eut la chance de retirer deux essences différentes pendant ce temps d'imprégnation, car il arriva qu'il ne put créer qu'une seule carte à la fin d'une période d'imprégnation allant parfois jusqu'à deux ans.

Conscient du travail que cela représentait, Kallan Marnordir décida de partager son savoir. Sept enchanteurs eurent la chance d'être formés par le plus grand mage que La Grande Histoire n'eut jamais connu. Ils furent nommés les Sept Initiés. Marnordir leur apprit l'art de l'imprégnation et de la création des cartes. Ensuite, il décida de confier à une communauté de copistes reclus dans les Grottes de Quartz de Juzil la mission de copier les cartes. Marnordir avait enchanté les copistes des Grottes de Quartz afin qu'eux seuls, simplement en copiant les cartes, insufflent les essences déjà capturées d'une carte originale à sa copie.

Sept autres années passèrent. A seulement vingt-huit ans, Marnordir avait réuni et fait copier un nombre inestimable de Sorts. En accord avec ses Sept Initiés, il jugea préférable de distribuer lesdits Sorts. Il considérait qu'une si grande puissance partagée entre si peu de gens deviendrait dangereuse. Ils choisirent après d'interminables délibérations de favoriser la région de Juzil bien connue pour accueillir, de tout temps, les détracteurs de l'Empire. Pour la première fois de sa vie, Marnordir agit dans le sens de son rejet de l'Empire de Sayosia.

Progressivement, les habitants de la région constatèrent l'inestimable protection qu'assuraient les cartes. Leur condition s'améliora et bientôt, ils repoussèrent l'Empire de Sayosia jusqu'aux frontières de leur territoire. Débarrassé de la domination de l'Empire, le peuple unifié par le pouvoir des cartes s'affirma et déclara son indépendance.
L'empereur Daryen, qui avait toujours quelques espions en mission par-ci par-là (juste au cas où), ne tarda pas à entrevoir les prémices d'une rébellion des plus choquantes. Selon ses sbires, la rumeur courait que des paysans terrassaient les soldats invaincus de Sayosia grâce à des cartes magiques. « Quel culot, criait-il à ses conseillés, quel culot ! Je les laisse se reproduire à leur guise et voilà ce que je gagne. Mon père avait raison, les chiens n'apprennent qu'à coup de bâton ! ». Aussitôt dit, l'Empire envoya en masse des soldats pour battre à mort, à coup de bâton bien sûr, tous les détenteurs de cartes qu'ils pouvaient capturer. Fort de leur assurance, les émissaires sayosiens, devant qui personne n'avait pu résister jusqu'alors, se firent massacrer en terre de Juzil.

Essuyant cette défaite cuisante, l'empereur fit rapatrier à la capitale tous ses chefs de guerre afin de mettre au point une stratégie et préparer une seconde attaque. Puis il déclara officiellement que tout être en possession de l'un de ces Sorts serait exécuté sur-le-champ. Il pensait dissuader les gens de se procurer ces Sorts. Il avait tort.
Les territoires voisins de Armanor et de Dizulmar, abasourdis par l'issu de cette bataille, se joignirent à Juzil pour former une alliance contre l'Empire : l'Alliance de Marnordir. Les habitants de ces deux territoires avaient été impressionnés par la rapidité avec laquelle les habitants de Juzil avaient contré l'offensive de Sayosia. Peu après, ils déclarèrent également leur indépendance.

Pendant ce temps, l'empereur multiplia en vain les campagnes contre le nombre toujours grandissant des détenteurs de cartes. Ses échecs répétés détériorèrent rapidement l'image de l'Empire et firent tomber les masques d'ennemis insoupçonnés. Daryen comprit que son armée n'était pas de taille face à ces Sorts surpuissants. Il interrompit les attaques contre l'Alliance de Marnordir. À force de ruses, il réussit à convaincre deux Initiés de rejoindre les rangs de l'Empire. Daryen aurait bientôt lui aussi ses propres Sorts. Dès Lors, les Initiés de Marnordir ne se comptèrent plus qu'au nombre de cinq.

De cette façon, débuta la plus longue, la plus sournoise des guerres que les terres de Moonga connurent : la guerre pour le pouvoir des Sorts.