La Grande Histoire de Moonga
Par Sadi La Tisseuse des Âges
Je suis la Voix des terres de Moonga, la Gardienne de ses secrets et je me fais aujourd'hui la Messagère de ce monde que je chéris tant. Ainsi débute son histoire…
Pendant près de sept cents ans, le monde de Moonga vécut sous la domination d'un empire redoutable : l'Empire de Sayosia. Après la conquête des Quatre Continents, les complots et les trahisons firent place aux guerres interminables, mais personne ne put détrôner les descendants de Mar Saya, l'empereur conquérant des Quatre Continents. Alors, pas âme ne se doutait que la guerre la plus mémorable de La Grande Histoire se préparait…
Chapitre 1 - Kallan Marnodir
Quand le petit Kallan Marnordir eut survécu à un septième hiver mortellement rigoureux, son père comprit qu'il pourrait peut-être tirer quelque chose de cet enfant secret et maladif. Kallan Marnordir Père, forgeron de son état, n'avait que faire à la forge d'une aide telle que celle que son fils pouvait lui offrir. Il décida de ce fait de le donner en apprentissage à un maître du village. Mais lequel choisir ? Lequel accepterait de prendre sous son aile un enfant aussi malhabile que le jeune Kallan ? Marnordir Père vit les portes de ses amis et voisins se refermer une à une. Son fils sous le bras, il parcourut la campagne en quête d'un maître d'apprentissage pour son fils qu'il commençait à considérer comme imaginaire.
Au matin où commence le périple du petit Kallan Marnordir, son père qui n'avait trouvé d'autre solution le mena à la sortie du village dans un petit bosquet où vivait le Mage des Quatre Vallées. Kallan fut confié aux bons soins du vieil enchanteur, chez qui, pour une pièce d'argent par semaine, il apprendrait un métier afin de devenir « quelqu'un ». Tous les matins à l'aube, Kallan devait se présenter à la porte de son nouveau maître avec qui il passait sa journée, puis était libéré peu avant la tombée de la nuit. En contrepartie, le Mage lui enseigna les rudiments de l'Enchantement.
De tâche ingrate en tâche ingrate, pendant sept ans, Kallan apprit à devenir « quelqu'un ». Le jeune garçon se donna beaucoup de mal pour se faire une place dans la société jusqu'à ses quatorze ans. Par conséquent, il ne s'expliqua pas pourquoi son maître et son père lui signifièrent qu'à présent qu'il était devenu un homme il n'avait qu'à se trouver une autre maison où vivre et un autre endroit où exercer sa nouvelle profession.
Certains affirment que Kallan Marnordir fut banni de son village natal à cause d'une histoire de vol de poulet alors que d'autres déclarent qu'affecté par les troubles de l'Empire et naturellement prédisposé à la rébellion, il se serait échappé pour conspirer dans quelque bouge malfamé d'une cité de Juzil, bastion de ce que l'on nommera plus tard l'Alliance de Marnordir. Finalement, de cette période on ne sait quasiment rien. Quoi qu'il en soit, pendant sept années, on n'entendit plus parler du petit Kallan Marnordir. Ses parents commencèrent même à oublier que jadis, ils avaient eu un fils.
Puis, un soir d'orage, Kallan rentra chez lui. C'était l'an 707 après la conquête des Quatre Continents par l'empereur Mar Saya. Le jeune homme fêtait ses vingt-et-un ans et n'avait plus rien du garçon maladroit qu'il avait été autrefois. Kallan avait encore grandit après ses quatorze ans et s'était considérablement épaissi de sorte qu'il ressemblait à l'un de ces guerriers des plaines qui plaisent tant aux jeunes filles. Kallan Marnordir II était devenu « quelqu'un » et même quelqu'un de fort respectable.
Il demeura quelque temps auprès des siens et reprit la route pour la ville de Cartaam, sur les terres de Juzil. Là, il fit une découverte extraordinaire : il trouva le moyen d'enfermer l'essence des choses et des êtres dans de petits morceaux de parchemin. Aucun mage n'avait encore approché de magie aussi puissante. Les petits parchemins de Kallan Marnordir allaient changer le monde de Moonga.
De forme rectangulaire, ces petites cartes – plus connues de nos jours sous le nom de Sorts – renfermaient l'essence de ce qui y avait été imprégné. C'était un travail laborieux et Kallan mit quelques années à appréhender la méthode adéquate pour capturer une essence dans un morceau de parchemin. Il fallait pour cela vivre en communion, parfois pendant plus d'un an, avec ce dont on voulait capturer l'essence.
Afin de créer les Sorts Puissance de la Rivière Saya et Dragon de la Rivière Saya, Kallan vécut en ermite pendant onze mois au bord de la rivière – et parfois dedans – pour apprendre à la connaître, elle et ses habitants. Lorsqu'il eut percé tous les secrets de la rivière Saya et de ses habitants, comme l'on perce au fil du temps les secrets d'un vieil ami, il était complètement imprégné de leurs essences. Ensuite, grâce à un enchantement que lui seul connaît, il put imprégner à son tour les cartes. Il lui fallut onze mois pour créer les cartes Puissance de la Rivière Saya et Dragon de la Rivière Saya et il eut la chance de retirer deux essences différentes pendant ce temps d'imprégnation, car il arriva qu'il ne put créer qu'une seule carte à la fin d'une période d'imprégnation allant parfois jusqu'à deux ans.
Conscient du travail que cela représentait, Kallan Marnordir décida de partager son savoir. Sept enchanteurs eurent la chance d'être formés par le plus grand mage que La Grande Histoire n'eut jamais connu. Ils furent nommés les Sept Initiés. Marnordir leur apprit l'art de l'imprégnation et de la création des cartes. Ensuite, il décida de confier à une communauté de copistes reclus dans les Grottes de Quartz de Juzil la mission de copier les cartes. Marnordir avait enchanté les copistes des Grottes de Quartz afin qu'eux seuls, simplement en copiant les cartes, insufflent les essences déjà capturées d'une carte originale à sa copie.
Sept autres années passèrent. A seulement vingt-huit ans, Marnordir avait réuni et fait copier un nombre inestimable de Sorts. En accord avec ses Sept Initiés, il jugea préférable de distribuer lesdits Sorts. Il considérait qu'une si grande puissance partagée entre si peu de gens deviendrait dangereuse. Ils choisirent après d'interminables délibérations de favoriser la région de Juzil bien connue pour accueillir, de tout temps, les détracteurs de l'Empire. Pour la première fois de sa vie, Marnordir agit dans le sens de son rejet de l'Empire de Sayosia.
Progressivement, les habitants de la région constatèrent l'inestimable protection qu'assuraient les cartes. Leur condition s'améliora et bientôt, ils repoussèrent l'Empire de Sayosia jusqu'aux frontières de leur territoire. Débarrassé de la domination de l'Empire, le peuple unifié par le pouvoir des cartes s'affirma et déclara son indépendance.
L'empereur Daryen, qui avait toujours quelques espions en mission par-ci par-là (juste au cas où), ne tarda pas à entrevoir les prémices d'une rébellion des plus choquantes. Selon ses sbires, la rumeur courait que des paysans terrassaient les soldats invaincus de Sayosia grâce à des cartes magiques. « Quel culot, criait-il à ses conseillés, quel culot ! Je les laisse se reproduire à leur guise et voilà ce que je gagne. Mon père avait raison, les chiens n'apprennent qu'à coup de bâton ! ». Aussitôt dit, l'Empire envoya en masse des soldats pour battre à mort, à coup de bâton bien sûr, tous les détenteurs de cartes qu'ils pouvaient capturer. Fort de leur assurance, les émissaires sayosiens, devant qui personne n'avait pu résister jusqu'alors, se firent massacrer en terre de Juzil.
Essuyant cette défaite cuisante, l'empereur fit rapatrier à la capitale tous ses chefs de guerre afin de mettre au point une stratégie et préparer une seconde attaque. Puis il déclara officiellement que tout être en possession de l'un de ces Sorts serait exécuté sur-le-champ. Il pensait dissuader les gens de se procurer ces Sorts. Il avait tort.
Les territoires voisins de Armanor et de Dizulmar, abasourdis par l'issu de cette bataille, se joignirent à Juzil pour former une alliance contre l'Empire : l'Alliance de Marnordir. Les habitants de ces deux territoires avaient été impressionnés par la rapidité avec laquelle les habitants de Juzil avaient contré l'offensive de Sayosia. Peu après, ils déclarèrent également leur indépendance.
Pendant ce temps, l'empereur multiplia en vain les campagnes contre le nombre toujours grandissant des détenteurs de cartes. Ses échecs répétés détériorèrent rapidement l'image de l'Empire et firent tomber les masques d'ennemis insoupçonnés. Daryen comprit que son armée n'était pas de taille face à ces Sorts surpuissants. Il interrompit les attaques contre l'Alliance de Marnordir. À force de ruses, il réussit à convaincre deux Initiés de rejoindre les rangs de l'Empire. Daryen aurait bientôt lui aussi ses propres Sorts. Dès Lors, les Initiés de Marnordir ne se comptèrent plus qu'au nombre de cinq.
De cette façon, débuta la plus longue, la plus sournoise des guerres que les terres de Moonga connurent : la guerre pour le pouvoir des Sorts.
Chapitre 2 - Densara
Afin de renforcer sa position face à l'Empire de Sayosia, Marnordir envoya deux de ses Initiés sur le continent de Monastia. Il espérait que ses enchanteurs y rencontreraient d'autres créatures et forces de la nature, d'autres essences qui serviraient à créer de nouveaux Sorts. Aodh, l'un des deux Initiés détachés en Monastia, partit en expédition dans la région des Montagnes près du mystérieux pays de DursTor, tandis que l'autre Initiée, Ileina, gagna les îles flottantes de Densara.
Là-bas, le peuple Noras, ces hommes et femmes oiseaux réputés pour leurs prédispositions à la chasse, cohabitait paisiblement avec les Vils-naimas de la race des humains. Les deux races se partageaient le territoire ainsi que ses ressources, commerçaient ensemble et unissaient leurs forces contre les attaques étrangères. Jusqu'au jour où Ileina rencontra le Seigneur Norhilton.
Le Seigneur Norhilton était un chef guerrier noras reconnu pour ses victoires stratégiques. Lorsque Ileina pénétra sur le territoire de Densara, elle parcourait le continent de Monastia depuis plusieurs semaines déjà. Elle ne savait pas ce qu'elle allait trouver sur ces terres que son peuple avait si rarement foulées par le passé. Fortuitement, elle croisa, dès son arrivée, le chemin du Seigneur Norhilton. Il lui offrit le gîte et le couvert. Il n'avait pas accueilli d'étranger depuis très longtemps, disait-il, et se réjouissait de recevoir des nouvelles de ce qui se passait hors de Densara. Ileina n'avait nulle part où aller, alors elle accepta.
Le temps s'écoulait rapidement quand ils se trouvaient aux côtés l'un de l'autre et au bout de quelques mois, Ileina révéla à son hôte la raison de sa venue à Densara : elle s'imprégnait de ce pays et de ses habitants afin de créer des cartes pour vaincre l'Empire contre qui son peuple était entré en guerre. Le Seigneur Norhilton s'engagea à guider sa nouvelle amie dans le pays, impatient d'en apprendre davantage sur cette forme de magie qu'il n'avait encore jamais vue.
Ileina et le Seigneur Norhilton partirent en excursion sur les îles flottantes de Densara où le chef de guerre noras enseigna à la jeune Initiée tout ce qu'il put lui enseigner concernant son pays, ses habitants, sa faune et sa flore.
Un soir qu'ils s'étaient arrêtés dans une auberge, Ileina surprit une conversation pour le moins fâcheuse. Elle étudiait une carte du territoire pendant que le Seigneur Norhilton discutait au comptoir avec l'un de ses lieutenants, le Lieutenant Normington, lorsqu'elle entendit les paroles de deux Vils-naimas attablés près d'elle :
« Les oiseaux préparent un mauvais coup, je te l'assure ! » déclara le premier.
« Arrête avec cette histoire ! » répliqua le second.
« Depuis un certain temps, on entend partout la même chose : les Noras ont découvert quelque chose de plus puissant que tout ce que nous connaissons !
- Quelque chose de puissant ? Cela ne veut rien dire ! Ils ont peut-être enfin eu le courage de goûter aux piments de la Vallée Moho ! »
Les deux compères éclatèrent de rire simultanément. Ileina ne saisit pas la plaisanterie.
« Pour arriver jusqu'en Moho, il faudrait déjà qu'ils déplient leurs atours pour d'autres affaires que les jupons de leurs poulettes! » poursuivit-il hilare, avant de reprendre plus sérieusement: « non, cela signifie qu'ils ont une arme et, à ton avis, à quoi leur servirait-elle ?
- Je n'y crois pas ! Une chose puissante n'est pas forcement une arme ! De plus, ils ne saboteraient pas la paix qui protège nos deux peuples contre l'extérieur ! Et tu sais que les Winkas ne sont jamais loin. Définitivement, les oiseaux ne sont pas si sots !
- Le crois-tu ? Il paraît que l'un de leurs seigneurs de guerre se promène partout avec une étrangère qui à l'air d'en connaître un rayon côté magie. »
En entendant cela, Ileina se tassa dans sa tenue vils-naimas neuve qu'elle avait achetée l'après-midi même et pria pour que l'on ne la démasquât pas.
« Mon cousin, poursuivit le Vils-naimas, les a vus le mois dernier sur l'île de Dara. Il a dit qu'elle ressemblait à une jeune archère qui n'aurait pas achevé ses classes, mais dont les yeux dissimulent une sagesse et une puissance que l'on ne décèle que chez les enchanteurs… »
Après un moment, son interlocuteur s'exclama :
« Mais cela ne veut pas dire qu'ils manigancent quelque attentat !
- Et c'est parce qu'il s'est lassé des poupées volantes que ce seigneur de guerre se balade partout avec une magicienne ? »
Ileina ne voulut pas en entendre davantage et sortit discrètement de l'auberge. Le Seigneur Norhilton qui l'avait vu faire la suivit à l'extérieur. La jeune Initiée ne savait que penser de sa découverte. Le Seigneur Norhilton se servait-il d'elle, pour un jour prendre le pouvoir sur ses compatriotes ? Elle décida de ne pas dévoiler ses doutes tout de suite. Trois mois plus tard, les Vils-naimas déclarèrent la guerre aux Noras.
Ileina regretta son silence. Elle ne pouvait s'empêcher de penser que si elle n'avait pas tu la rumeur qui courait chez les Vils-naimas, le conflit aurait pu être évité. Le seigneur Norhilton, pour sa part, ne voyait pas la chose du même œil. Les Vils-naimas déclaraient la guerre aux Noras pour d'autres raisons que celles énoncées. Selon lui, il était inconcevable qu'un peuple se lance dans une guerre civile simplement parce qu'il était convaincu que le camp adverse possédait une arme qu'il pourrait un jour utiliser. Non, le seigneur de guerre noras Norhilton n'en croyait pas un mot. De plus, la rumeur le concernait personnellement, ce qui l'irritait par-dessus tout.
Depuis qu'Ileina lui avait parlé de l'existence des Sorts, il caressait l'idée de s'en procurer. Bien sûr, pas à des fins guerrières, il n'était pas question de dominer ses compatriotes, mais juste de pouvoir maîtriser une forme de magie incroyablement puissante, une arme inconnue et implacable. Cependant, tous les soirs avant de s'endormir, il se posait la même question. À quoi lui servirait une telle arme, si ce n'était pour guerroyer ? Parfois, il éprouvait un vague sentiment de soulagement en pensant au fait qu'il n'avait jamais osé demander à Ileina de lui fabriquer – était-ce le bon mot ? – un Sort.
Puis, Ileina régla la question une fois pour toute. Peu après l'annonce de la guerre à venir, elle décida de faire une déclaration aux Vils-naimas avant de repartir pour Juzil. Norhilton tenta de l'arrêter. Or, lorsqu'il admit qu'il lui serait impossible de dissuader Ileina de parler aux Vils-naimas, il l'aida à organiser un rassemblement.
Le jour venu, Ileina révéla, devant une foule de Vils-naimas, l'existence des Sorts. Elle leur expliqua qu'elle n'en avait pas encore créé sur le territoire de Densara, car elle ne s'y trouvait pas depuis assez longtemps pour être suffisamment imprégnée. Les Vils-naimas n'en eurent cure. Ils soupçonnaient les Noras de leur jouer un mauvais tour et se déchaînèrent. Ileina dut s'enfuir avec le Seigneur Norhilton qui s'était tenu dans la coulisse pendant le discours.
La jeune femme ne savait pas comment porter ce fardeau sur ses épaules. Si elle y réfléchissait bien, ce désastre était de son fait. Elle avait perturbé la paix sur ces terres, peut-être pour toujours. Le Seigneur Norhilton la persuada de rester. Il lui montra la perfidie des Vils-naimas, lui relatant un siècle de trahisons, et lui intima de ne pas l'abandonner. Désormais, il avait besoin d'elle… Avait-il raison ? La jeune Initiée ne pouvait délaisser tous ces êtres prêts à se livrer bataille. À cause d'elle, pensa-elle. À cause d'elle. Cette litanie la détourna de son désir de quitter le territoire. Elle resterait et elle, Ileina Wom Wersteimer, fille de Wersteimer Chevalier des Glaces, allait se battre.
La guerre éclata enfin.
Dame Vilseba, cheffe de guerre vils-naimas, avait de nombreux amis à la cour impériale où elle avait passé son enfance. Elle ne tarda pas à demander de l'aide à Sayosia. L'empereur Daryen, accablé par le conflit contre l'Alliance et effrayé par la présence d'une Initiée sur un autre continent, dépêcha une armée chargée d'éradiquer la menace potentielle et les conjurés noras. Très vite, les renforts de Dame Vilseba débarquèrent et les Noras, assaillis, ne firent plus face. L'armée de Sayosia identifia Ileina comme l'une des cinq Initiés recherchés par l'Empire. Les choses allaient de mal en pis et la conscience d'Ileina ne parvint plus à repousser les adjurations du Seigneur Norhilton.
Au bout d'une année, Ileina était imprégnée du chaos qui régnait désormais sur les îles flottantes. Elle créa des Sorts dévastateurs. Des abominations, pensa-t-elle. Mais il était trop tard, le mal était fait et l'Histoire était en marche.
Comment pouvait-elle agir ? Sayosia avait convoqué l'un des deux Initiés traître à l'Alliance. Et si elle arrêtait de leur fournir des Sorts, les Noras ne survivraient pas.
Le conflit, bientôt baptisé La Bataille des Frères Ennemis, dura sept ans. Les peuples connurent tous les maux inhérents à la guerre. La terre fut ravagée, Densara se mourrait. Puis arriva cette soirée de la septième année, la veille du solstice d'été. Ileina créa la dernière carte qu'elle parvint à tirer de ses années passées sur les îles flottantes.
Le lendemain, le Lieutenant Normington entrait dans les appartements du Seigneur Norhilton pour faire son rapport. Comme à son habitude, il frappa à la porte du cabinet de son supérieur et patienta dans le petit salon attenant. Au bout de plusieurs minutes, le Lieutenant Normington frappa à nouveau. Silence. Il entra et trouva le Seigneur Norhilton gisant sur le sol de marbre bleu, un miroir à la main.
Rapidement, Normington apprit que tous les seigneurs et dames de guerre noras et vils-naimas étaient morts. Plus tard, il entendit que tous, comme son seigneur, avaient été retrouvés tenant un miroir. La nouvelle se rependit à une vitesse incontrôlable : les chefs n'étaient plus. Ileina et l'Initié de Sayosia, quant à eux, avaient disparu sans laisser de traces.
Partout, les habitants fêtèrent la fin d'une guerre dont ils avaient, au fil du temps, oublié la raison d'être. Le peuple reprenait le pouvoir. En rentrant chez lui, par cette chaude nuit du solstice d'été, le Lieutenant Normington rejoignit sa femme et ses filles, toutes trois plongées dans une étrange contemplation. Il s'approcha d'elles pour voir ce qu'elles regardaient avec tant d'attention. Une carte.
Miroir de Souffrance fut le dernier Sort créé à Densara.
Chapitre 3 - DursTor
DursTor est un palais enchanté sur les terres de Moonga. Il abrite à tour de rôle deux populations : les Luminatis et les Obscuras qui s'affrontent pour s'emparer de l'unique porte du palais.
Les premiers pour la fermer à jamais et protéger le monde des Ténèbres, les seconds pour s'évader et goûter à la liberté.
Pour comprendre DursTor, il faut remonter loin dans La Grande Histoire, plus de 70'000 ans avant la conquête des Quatre Continents. En ce temps, le monde était partagé en sept grandes contrées nommées Primus, Secundus, Tertius, Quartus, Quintus, Sextus et Septimus. Les trois premières : Primus, Secundus et Tertius découpaient le continent actuel d'Atariorus. Le pays qu'était Quartus est désormais un continent. Monastia était Quintus et Sextus. Et le continent d'Hyriel était une immense contrée nommée Septimus.
En Sextus, vivait Domerica Anta, un petit roitelet sans envergure, mais très ambitieux. Il avait maintes qualités surprenantes, mais celle qui nous intéresse aujourd'hui – et qui reste la plus illustre d'entre elles – était son manque de discernement.
Le royaume de Domerica Anta était en guerre depuis des années contre le royaume voisin, celui des Eakaan. Comme Domerica n'était pas un fin stratège, il évitait l'invasion uniquement grâce à la supériorité numérique de son peuple. Les années s'écoulèrent dans les larmes et le sang, les haches dans les crânes et le poison dans le vin.
Vint un jour où Domerica se réveilla avec une idée loin d'être lumineuse, mais qui arrangeait bien ses petites affaires. Après mûre réflexion (le temps de son premier repas de la journée), il décida de faire part de son idée à ses conseillers. Tout d'abord déconcertés, ces derniers se résignèrent rapidement pour ne pas tomber « accidentellement » dans les escaliers du château. En deux jours, les pourparlers avec l'ennemi étaient terminés, les conflits armés avaient cessés et la nouvelle à grand cri fut annoncée : Dursa Anta, fille du roi Domerica Anta allait épouser Torrece Eakaan du puissant clan Eakaan.
Cet événement, en apparence innocent, déclencha une malédiction qui fut brisée en l'an 730 après la conquête des Quatre Continents. Car, voyez-vous, Dursa et Torrece étaient destinés l'un à l'autre par les Âges comme une biche peut l'être à un cochon!
Torrece tomba amoureux de Dursa dès leur première rencontre. A l'époque, ils étaient âgés de six ans et Dursa, qui n'était pas aussi sotte que son père et ne s'intéressait pas encore aux choses de l'amour, ne s'enticha pas du petit garçon. Les années passèrent et à chacune de leurs entrevues – toujours lors de tentatives infructueuses de rétablir la paix entre les deux royaumes - l'amour de Torrece pour Dursa se renforçait. De son côté, Dursa n'éprouvait qu'au mieux de l'amitié à l'égard de son prétendant et au pire une indifférence froide. La jeune fille en aimait un autre.
C'est ainsi que tout fut fait, une des parties concernées ravie de célébrer cette union et l'autre envisageant de se jeter à la mer...
Le mariage fut prononcé, consommé et entamé quand Torrece commença à construire une demeure pour son épouse adorée. La demeure était un petit palais magique qui, pour divertir ses occupants, changeait d'apparence régulièrement. Torrece espérait y combler le vide qui gagnait de jour en jour le cœur de Dursa. La jeune épouse ne sortait plus, ne répondait plus quand on lui parlait et se nourrissait à peine.
Lorsque les travaux du palais s'achevèrent Dursa et Torrece y emménagèrent. Ils n'y vécurent ensemble qu'une nuit.
Au lendemain de leur première nuit au palais de DursTor, Dursa mit fin à ses jours. Torrece, fou de chagrin, s'enferma dans son palais et après avoir enterré la dépouille de la défunte dans l'un des nombreux jardins, il annonça la nouvelle aux clans Eakaan et Anta. Quand ceux-ci vinrent se recueillir sur la tombe de Dursa, Torrece avait tout nettoyé et détruit le couteau que Dursa avait utilisé. Cependant, il omit une minuscule goutte de sang. Une seule goutte...
Fancece Eakaan, le frère aîné de Torrece, avait aimé Dursa de tout son coeur et cet amour avait été réciproque. Quand il apprit la triste nouvelle, il tint Torrece pour responsable et planifia sa vengeance. Que n'aurait-il pas donné pour revenir en arrière et épouser Dursa à la place de son frère ! Il ne l'aurait pas poussé dans les bras de la mort, lui!
Ne pouvant pas se résoudre à tuer son propre frère, Fancece jeta un maléfice sur Torrece, emprisonnant pour toujours ce dernier dans cet étrange palais à la gloire de Dursa. Torrece, qui avait plus d'un tour dans son sac, enferma quant à lui Fancece dans un cerf, sachant que la bête était le gibier de prédilection des parties de chasse de son clan. Ces malédictions que s'étaient lancés les deux frères les gardaient en vie indéfiniment, les vouant à une punition éternelle. Ce genre de maléfice se nomme Chasse-temps, mais nous en reparleront dans un autre chapitre...
La Lumière naquit dans DursTor de l'amour immense que Torrece vouait à Dursa. Les Ténèbres, elles, utilisèrent une seule goutte de sang oubliée dans cette clarté pour émerger de l'obscurité et s'opposer à l'aveugle Lumière.
Avec le temps, la Lumière et les Ténèbres, fondamentalement contradictoires, se menacèrent et se provoquèrent, mais la présence de Torrece dans le palais empêchait les deux camps de s'entretuer. Le palais quant à lui se mit à n'en faire qu'à sa tête et se transforma en une entité autonome. Il changeait désormais, non plus d'après les ordres de Torrece, mais à sa guise.
65'000 ans après la mort de Dursa, Fancece trouva enfin un moyen de sortir de sa « prison ». Il se défit du cerf, reprit forme humaine, retrouva son frère et le tua. On n'entendit plus du tout parler de Fancece après cela.
A la mort de Torrece, la Lumière et les Ténèbres se déchaînèrent et se livrèrent un combat à mort. Le temps passa et le palais, veillant à toujours garder ses deux camps équilibrés et à ce qu'aucune des créatures nées de cette folie ne s'échappe, la guerre se transforma en un affrontement égal et sans fin.
Le monde oublia l'existence de ce palais jusqu'en l'an 722, quand Marnordir envoya son Initié, Aodh, sur le continent de Monastia. Aodh, qui avait pour mission, comme sa consœur Ileina, d'étudier Monastia, entreprit de gravir et d'explorer les Monts Askians. Il n'eut pas le temps de voir grand-chose du Royaume d'Askarh, à peine un dragon ou deux, qu'il arrivait déjà à la grande porte de DursTor.
Les heures d'Aodh dans DursTor furent à la fois brillantes et destructrices. Les premiers Sorts qu'il créa furent pour les Luminatis, êtres de Lumière. Il découvrit leurs coutumes et voulut comprendre d'où ils venaient, car il n'avait jamais rencontré autant de Divins. Pour ceux qui ne le savent pas, les Divins sont des créatures dotées de pouvoirs si extraordinaires que les Âges n'accordent qu'à très peu d'êtres.
Aodh crut rêver en rencontrant les Divins Luminatis et leurs ennemis des Ténèbres, les Obscuras. « Tout ce pouvoir enfermé dans des Sorts, Marnordir en sera enchanté ! », pensa-t-il. De leur côté, les Luminatis, qui étaient enfermés dans le palais depuis des années, se régalèrent de la présence d'un étranger chez eux. Ils le traitèrent comme un roi, acceptèrent de le laisser s'adonner à ses petites expériences avec ses morceaux de parchemin. Quatre années passèrent et Aodh avait créé une multitude de Sorts. Il gardait en tête qu'il était en mission pour Marnordir et qu'il devait rentrer en Juzil.
Lorsqu'il fit part à ses nouveaux amis de son départ imminent, les Luminatis l'enfermèrent dans une tour. En effet, après tout ce qu'il avait vu, il ne pouvait pas partir et dévoiler les secrets de DursTor au monde. Les Luminatis mettaient un point d'honneur à ne laisser sortir personne du palais. Tout ce savoir et les pouvoirs qu'il avait emprisonnés dans ses Sorts étaient trop dangereux et ne devaient quitter DursTor. De plus, Aodh avait créé des Sorts à partir d'essence Obscuras et rien de ce qui concernait les Obscuras ne devait échapper au joug des Luminatis. Jamais ! Selon les enfants de Lumière, les Obscuras étaient le mal absolu et le monde n'était pas assez fort pour l'affronter. Ainsi privé de liberté depuis le haut de sa tour, Aodh maudit les Luminatis.
Une nuit, alors que les Obscuras étaient cachés dans les entrailles du château, l'un d'eux vola jusqu'à la tour d'Aodh. Il réveilla l'Initié et lui proposa un marché. Il l'aiderait à fuir si en échange, Aodh lui offrait une année de son existence. Aodh refusa sans réfléchir. On ne traite pas avec le mal, un point c'est tout ! L'Obscuras revint chaque nuit, échappant on ne sait comment à la surveillance des Luminatis, pour proposer le même marché à Aodh. L'Obscuras lui raconta l'histoire de Dursa et de Torrece, de Fancece et de la naissance de la Lumière et des Ténèbres et Aodh se surprit à apprécier la compagnie, non pas d'un ami, mais d'une personne qui lui faisait part de récits passionnants.
Comme vous l'aurez deviné, Aodh finit par céder et accepta de donner une année de sa vie à l'Obscuras. Et aussi facilement que cela, Aodh se joignit aux êtres des Ténèbres. L'année s'écoula et Aodh changea. Il oublia sa mission, l'Alliance, l'Empire et Marnordir. Il se battait désormais pour les Obscuras.
De son côté, Marnordir commença à s'inquiéter de la longue absence d'Aodh. Ileina n'était pas rentrée non plus des îles flottantes, mais le grand mage avait reçu les Sorts qu'elle avait créés à Densara et des lettres. Aodh, lui, avait disparu pour de bon. Marnordir décida de chercher lui-même son Initié, ce qu'il fit pendant quatre années. Il chercha sur tout le continent de Monastia. Il fit d'autres choses aussi, mais ce n'est pas le sujet de ce chapitre. Quoi qu'il en soit, lorsqu'il fût certain qu'Aodh ne pouvait être ailleurs que dans DursTor, il rentra en Juzil et envoya les deux guerriers les plus prometteurs à sa connaissance dans le palais enchanté : Declan, Chevalier des Ombres et Lanna, héritière du Royaume des Eaux.
Marnordir ne leur dit pas pourquoi il refusait de s'y rendre lui-même et ne leur raconta pas l'histoire du palais. Il les maintint dans l'ignorance, les livrant à la croyance populaire qui voulait que DursTor soit un pays et non un palais et que personne ne puisse en sortir vivant. Il courait même une rumeur au sujet de DursTor qui impliquait deux nains, un golem et l'Empereur lui-même, mais ne me demandez pas de vous la raconter, elle est bien trop niaise pour figurer dans ces pages. Je ne m'explique pas le comportement de Marnordir face à Declan et Lanna. Tout ce que je sais, c'est que ces deux-là étaient forts et purs et que, peut-être, Marnordir voulait-il tester leur bravoure et la profondeur de leurs âmes. Mais ce ne sont que des suppositions.
Lanna et Declan voyagèrent donc ensemble jusqu'à DursTor et apprirent à leurs dépens, qu'Aodh ne voulait plus rentrer...
La guerre qui voyait s'affronter les Obscuras et les Luminatis devint incontrôlable et le palais s'écroula, détruit par son cœur même : les êtres qui le faisaient exister. Grand nombre d'âmes périrent lors de cette guerre opposant Lumière et Ténèbres et ceux qui survécurent s'échappèrent et se cachèrent un peu partout sur les Terres de Moonga.
Lanna et Declan rentrèrent chez eux et racontèrent à Marnordir leur aventure dans le palais de DursTor. La vie au sein de l'Alliance de Marnordir reprit son cours et d'autres préoccupations occupèrent nos héros.
C'était l'an 731 après la conquête des Quatre Continents et l'Empereur Daryen réserva à Marnordir une très mauvaise surprise en engageant les quatre princesses du pays de Lymronia dans sa bataille contre l'Alliance ; quatre princesses plus populairement connues sous le nom des Sœurs Poison du pays des Quatre Saisons...
Chapitre 4 – Lymronia, pays des Quatre Saisons
Nous retrouvons nos héros prêts à s’engager dans de périlleuses aventures sur le continent d’Hyriel et plus précisément dans la région de Lymronia.
Lymronia est une contrée partagée en quatre principautés nommées Printemps, Eté, Automne et Hiver en raison du climat éternellement figé de celles-ci. Ces principautés sont régies par quatre princesses : Vera princesse de l’Automne, Féodora princesse du Printemps, Mayli princesse de l’Eté et Guenievre princesse de l’Hiver.
Il y a fort longtemps, au jour de prendre une décision concernant la succession au trône de son royaume, la reine Mayal, mère des quatre princesses, jeta un maléfice sur ses filles. Les quatre sœurs se jalousaient en permanence, complotaient les unes contre les autres dans l’espoir d’hériter de la couronne, alors la reine Mayal qui aimait ses filles et aimait encore plus leur faire la leçon, leur lança un maléfice Chasse-temps. Ce maléfice les enferma chacune séparément et à jamais dans une région de Lymronia.
La reine Mayal était Matrone des Saisons, tout comme Gar’Awall, roi d’Itlan, est Patron des Saisons depuis l’an 726. Les Matrones et Patrons des Saisons sont des humains nés avec une certaine affinité pour les éléments et les changements de temps. Ainsi, quand Mayal coinça ses filles dans une région de Lymronia, elle les figea chacune dans une saison différente.
La décision de la reine pourrait paraître singulière, mais voyez-vous, ces quatre jeunes filles étaient mauvaises : on les surnommait même les Sœurs Poison en raison de leur manie systématique d’empoisonner tous ceux qui se dressaient (ou qu’elles imaginaient se dresser) en travers de leur chemin. A présent, pensa leur mère, les princesses ne pouvaient plus ravager le pays avec leurs guerres mesquines…
Ainsi Lymronia devint le pays des Quatre Saisons.
En l’an 731, en raison de la puissance affolante de Marnordir et de ses Initiés, l’Empire commença à prendre peur et à mettre au point différents stratagèmes pour faire tomber cette « insupportable bande de cafards » ! L’empereur Daryen commençait à se faire vieux et pensait à l’avenir de l’Empire et à la menace toujours grandissante que son fils Maximilien devrait affronter à sa mort. Surtout depuis que Marnordir était parvenu à se procurer des Sorts aussi puissants que ceux créés pendant la guerre de DursTor.
L’empereur Daryen allait leur prouver (à ces bons à rien de magiciens) qu’il n’était pas encore mort et qu’il ne s’avouerait pas vaincu tant qu’il resterait un seul souffle de vie en lui. Compter deux Initiés dans ses rangs lui réchauffait un peu le cœur. Prenant les choses en main, Daryen mena plusieurs opérations plus ou moins avec succès dont l’une d’elle concerne le pays des Quatre Saisons. Il était trop âgé pour pourchasser ses ennemis et ses soldats étaient occupés à protéger son patrimoine, alors il confia une partie de ses opérations directement à la population. Enfin, aux nobles surtout.
Il fit une offre aux quatre princesses de Lymronia, qui se haïssaient depuis des siècles : la première à lui ramener un Initié vivant et entravé serait libérée de la malédiction et pourrait régner sur les quatre principautés de Lymronia. Elle pourrait, de surcroît, décider du sort de ses trois sœurs. Daryen leur garantit qu’il avait trouvé un moyen infaillible de lever la malédiction. Outre la liberté, il promit à la première qui capturerait un Initié et le lui livrerait vivant, des richesses à n’en plus finir et l’immunité pour tout crime commis à venir, sauf contre l’Empire lui- même, évidemment.
Les quatre princesses de Lymronia étaient très intelligentes. Leur force venait principalement de ce fait : elles étaient prodigieuses et les gens avaient tendance à l’oublier…
L’empereur s’assura que les quatre sœurs reçoivent son message en même temps : le jour du Carillon des Saisons. Le Carillon des Saisons était la plus grande fête de l’année à Lymronia. Les quatre principautés la célébraient. Chaque princesse reçut la visite d’un messager impérial et chaque cour fut chamboulée de façon différente. Les princesses prirent toute cette missive pour un signe : en plein Carillon des Saisons, leur chance avait enfin tournée.
Poussées par les liens du sang, elles se retrouvèrent, sans se concerter, à la frontière des quatre principautés pour décider de la marche à suivre. Là elles discutèrent pendant un jour et une nuit. Au petit matin suivant, elles tirèrent à la courte branche en arrachant chacune une ramée de l’arbre des Quatre Saisons pour désigner celle qui allait devoir appliquer la partie la plus difficile du plan qu’elles venaient d’élaborer.
Ensuite, elles rentrèrent dans leurs châteaux respectifs et précipitèrent, chacune à leur façon, le déclin du règne du grand empereur Daryen…
Pendant ce temps sur tous les continents, l’Alliance tenta de limiter du mieux possible les dégâts causés par les créatures évadées de DursTor. Celles-ci, trop puissantes pour être canalisées par de simples mortels, étaient une réelle menace pour tout le monde. De plus, Marnordir et ses compagnons n’étaient pas au bout de leurs peines, car c’est à l’enlèvement de deux Initiés qu’ils durent bientôt faire face…
Le plan des Sœurs Poison impliqua beaucoup de beau monde. Fidèles à elles-mêmes, les princesses de Lymronia changèrent le cours de l’histoire, en grandes pompes et en trois actes.
Acte un - L’appât
Mayli, princesse de l’Eté fit sa part en organisant une chasse au rulvar sur les terres sèches de sa principauté. Elle fit enlever Hantius l’un des quatre Initiés encore fidèle à Marnordir et le força à participer à ce périlleux divertissement. Hantius s’en tira plutôt bien sous le ciel dégagé et sur les terres brûlantes de l’Eté, même si l’une des créatures faillit lui arracher un bras. Bien sûr, le jeune Initié originaire d’El-Mataq pu profiter de la folle poursuite et s’amuser comme un enfant, sans se soucier de quoi que ce soit, puisqu’il n’était pas au courant du marché passé entre les princesses de Lymronia et l’empereur Daryen.
Il s’interrogea quelque peu sur la façon pas très orthodoxe dont il fut invité à participer à cette chasse prestigieuse (un enlèvement en bonne et due forme quand même), mais à aucun moment lors de son séjour dans la principauté de l’Eté il ne pensa à un piège. Et pour cause, la princesse veilla à ce qu’il soit à son aise en toute circonstance. Deux serviteurs le suivaient discrètement en permanence pour pourvoir au moindre de ses besoins et pour ne rien gâcher, Mayli en personne lui portait une attention toute princière…
Quant à la princesse Vera, elle organisa une joute spectaculaire dans la principauté plus tempérée de l’Automne. Elle fit enlever Shania, une autre des quatre Initiés encore fidèle à Marnordir, et à l’instant où cette dernière arriva en Automne, la princesse la glissa dans une armure, la posta sur un cheval et la jeta dans la compétition. L’Initiée ne s’en tira pas aussi bien qu’Hantius et sa chasse au rulvar : elle se brisa la jambe et quelques côtes, tout cela pour finir septième ! Heureusement, la princesse Vera prit grand soin de Shania et réussit à force de prévenance et de cajoleries à faire oublier ses malheurs à l’Initiée de Marnordir.
Féodora, dans sa grande mansuétude, offrit officiellement l’asile à l’Initié Aodh qui après avoir fuit les ruines de DursTor à moitié mort, avait été renié par Marnordir. Sans nulle part où aller et avec plus d’ennemis aux trousses qu’il ne pouvait en compter, Aodh accepta sans hésiter l’invitation de la princesse du Printemps.
Féodora avait peut-être beaucoup à perdre en affichant une alliance avec le redoutable Initié, mais elle avait aussi quelque chose à y gagner. Car malgré la folie qui le rongeait et la haine que tous lui vouaient, Aodh demeurait un Initié et le marché ne précisait rien quant à l’inclination de celui ou celle-ci…
Pour célébrer cette nouvelle entente, la princesse organisa une somptueuse fête champêtre au cours de laquelle elle se trouva plus que de simples points communs avec le ténébreux Aodh…
La belle Guenievre, elle, invita l’empereur et ses deux Initiés, Mina et Piyrel à un banquet à l’opulence et à la magnificence jusqu’alors inégalées dans la principauté de l’Hiver. La princesse voulait de la sorte remercier l’empereur de l’opportunité qu’il leur avait donnée de s’affranchir. Elle voulait aussi rencontrer les deux Initiés de l’Empire pour apprendre à connaître leurs forces et leurs faiblesses.
Acte deux – Le piège
Les princesses de Lymronia avaient désormais leur appât. Le piège était prêt à se refermer sur la victime.
Vera et Mayli avaient suffisamment mis à l’aise leurs invités pour pouvoir user de leurs charmes et de leur légendaire persuasion. Ainsi, Hantius et Shania signèrent un traité avec les princesses de l’Automne et de l’Eté et leur offrirent les Sorts les plus puissants jamais créés dans le monde de Moonga : Aodh le lumineux et Aodh le ténébreux.
En effet, lorsque le palais de Dursa et Torrece s’effondra, Aodh demanda pardon et tenta d’amadouer Marnordir et les Initiés en leur offrant les deux Sorts qu’il s’était fait de lui-même. Marnordir, qui en avait vu tant d’autres, prit les Sorts en question, ainsi que tous ceux qu’Aodh avait en sa possession et l’envoya à jamais voir ailleurs s’il y était. Marnordir confia ensuite Aodh le lumineux à Shania et Aodh le ténébreux à Hantius.
Dans la principauté du Printemps, ce cher Aodh passa son séjour à se faire embobiner par Féodora. La princesse lui fit miroiter monts et merveilles. Elle lui assura que depuis tous ces siècles, elle n’attendait que lui pour la sortir de sa morne existence. Féodora obtint de l’ancien Initié tout ce qu’elle voulut jusqu’à le conduire à sa perte. Par une belle journée de printemps, la belle princesse, guida Aodh, non sans arrière-pensée, à l’arbre des Quatre Saisons…
Sous haute protection, l’empereur et ses deux Initiés vécurent d’agréables moments en Hiver où Guenievre donna un bon coup de fouet à ses qualités d’hôtesse et se surpassa. La princesse prêta allégeance à l’empereur pour la seconde fois cette année-là – pour ceux qui ne savent pas cela, tous les clans et toutes les autorités des Quatre Continents doivent prêter serment d’obédience à l’empereur chaque année. Guenievre divertit ses invités nuit et jour, se dévouant, tantôt enjouée et drôle, tantôt sérieuse et réceptive, telle la confidente modèle, peut-être même la fille qu’il n’avait jamais eue.
Et se distinguer de ses sœurs auprès de Daryen ne pouvait pas lui faire de mal… Les efforts de la princesse ne furent pas vains : Daryen envisagea de faire du château de l’Hiver sa résidence principale sur le continent d’Hyriel. Guenievre avait tendu son piège et il se refermait chaque jour davantage jusqu’à cette froide journée de givre où la princesse mena l’empereur en balade à la frontière des quatre principautés.
Acte trois – Le pigeon
Pour que vous compreniez qu’un rien suffit à changer les choses, je tiens à retransmettre ici une petite partie de la conversation qui dura un jour et une nuit entre les quatre princesses de Lymronia.
Je refuse de poser mes mains sur cet infâme souillon ! Il me dégoûte !
Moi aussi, je refuse !
Non mais c’est une plaisanterie ! On ne va jamais s’en sortir si vous continuez à piailler
comme des dindes ! Quelqu’un doit s’y coller.
Bon, on tire à la courte branche !
Ce matin-là, le soleil se levait sur Lymronia et les quatre filles de la grande Mayal qui ne s’étaient
pas vues depuis des siècles avaient mis leurs différents de côté pour se libérer de la malédiction
qui pesait sur elles depuis tant d’années. Lorsqu’elles tirèrent à la courte branche, c’est Féodora
qui écopa de la tige la plus courte et qui fut désignée pour remplir la fastidieuse mission de
séduction qui lui incombait.
En fines stratèges, les princesses savaient dès le début qui serait le plus faible et influençable.
Comme je l’ai dit précédemment, les Sœurs Poison étaient intelligentes et ce, même si on
l’oubliait souvent…
Pour accomplir leur dessein, elles eurent besoin de quelques petites choses : une arme, une victime et un pigeon.
Pour l’arme, Vera et Mayli se chargèrent d’acheter les Sorts Aodh le lumineux et Aodh le ténébreux à Hantius et Shania contre un solide appui et un assassinat. Lymronia s’associa politiquement et militairement à l’Alliance de Marnordir et les sœurs s’engagèrent à supprimer un ennemi très gênant pour prouver leur bonne volonté.
Les deux sœurs de Lymronia s’arrangèrent après pour donner les fameux Sorts au pigeon. Son arme en poche, le pigeon se rendit jusqu’à l’arbre des Quatre Saisons sans la moindre idée du meurtre qu’il allait commettre. Ensuite, Guenievre, Mina, Piyrel, Féodora et Aodh se retrouvèrent en même temps au pied de l’arbre des Quatre Saisons…
Sur les ordres de sa princesse bien aimée, Aodh usa des Sorts contre l’empereur Daryen et sa
suite.
Mayli et Vera qui étaient cachées non loin pour profiter du spectacle furent bientôt rejointes par
Féodora et Guenievre qui ne voulaient pas se trouver dans la ligne des Sorts.
Aodh qui avait depuis longtemps complètement perdu la tête perpétra un massacre avec les Sorts. Il ne resta rien des corps de l’empereur et de ses Initiés à part une bruine d’une matière rouge et molle…
Daryen était enfin mort et les sœurs de Lymronia tournèrent ensemble une page de la Grande Histoire de Moonga.
Les Sorts ne détruisirent pas l’arbre des Quatre Saisons et ne libérèrent pas les sœurs de la malédiction, ce qui, de leur point de vue, était pour le mieux, car le maléfice que la reine Mayal avait lancé sur ses filles était un Chasse-temps qui, comme son nom l’indique, chasse le temps en le tenant à l’écart. Il fige les êtres dans leur condition. Et tout le monde sait qu’une princesse est vaniteuse… Pourquoi auraient-elles choisi de vieillir en levant la malédiction qui les garderait jeunes et belles éternellement ? Et pourquoi, vous demanderaient-elles, se jetteraient-elles dans la gueule de la mort ?
Ainsi changea Moonga, qui plongea dans la période la plus noire de son histoire…
Chapitre 5 – Lanna et le Royaume des Eaux
Pour ce chapitre, j’ai préféré prêter ma plume à l’une des protagonistes de l’histoire. Je ne saurais, de par ma nature, retranscrire correctement les émotions suscitées par cet effroyable pan de notre histoire.

An 731 après la conquête des Quatre Continents
Lanna – Taverne des Oubliés, Royaume d’Itlan (Juzil)
Je prenais goût aux terres émergées. Je crois même que l’eau avait complètement cessé de me manquer. J’avais acquis une certaine position dans l’Alliance et Marnordir me faisait entièrement confiance depuis DursTor. J’avais enfin trouvé ma place.
Cette nuit-là, je sortais de la Taverne des Oubliés où j’avais rencontré Shania, qui revenait de Lymronia, pour écouter son compte rendu de la situation au sein de l’Empire. Maximilien, le fils de Daryen, venait d’être sacré empereur.
Nous nous quittâmes devant la porte et je pris le chemin du palais de Gar’Awall où je séjournais en Juzil grâce à mon rang. Je suis l’héritière du Royaume des Eaux qui couvre tous les océans de notre monde.
Je marchais vite, car j’avais froid. C’est pourquoi, je ne le remarquai pas tout de suite. Puis, son ombre immense se détacha sur la neige. Un frisson me parcourut d’abord, comme à chaque fois, puis le soulagement vint remplacer la gêne.
Vagabond.
Son véritable nom est Declan. Il est le chef des Chevalier des Ombres.
– Alors comme cela on suit les jeunes filles dans les rues désertes, la nuit ? lui dis-je.
Il ne rit pas. Il ne me lança pas l’une de ses moqueries. Je m’approchai de lui et fut frappée par son regard. Même lorsque nous affrontions les pires dangers dans le palais de DursTor, il ne m’avait regardé de cette façon. La mort. Elle seule pouvait lui donner cet air sinistre.
– Que se passe-t-il ? demandai-je.
– Ton frère, Ilas, dit-il simplement.
– Qu… quoi, Ilas ?
La mine du Vagabond se fit plus grave encore.
– Dis-le ! hurlai-je.
– Lanna…
– Dis-le à haute voix !
– Ilas est mort.
Je ne me souviens pas très bien de la suite des évènements à part la douleur et la voix de Declan. Je finis par atterrir au palais de Gar’Awall, sur mes pieds ou sur le dos de Declan, je ne sais plus. Là, ce dernier m’expliqua ce qui était arrivé à mon merveilleux frère de douze ans.
Maximilien, nouvel empereur de Sayosia, n’avait pas accepté la mort de son père et la puissance toujours grandissante de l’Alliance de Marnordir. Il avait décidé d’annoncer tout de suite la couleur.
Il rassembla mille enfants des Quatre Continents que son armée avait capturés. Ces mille enfants, choisis au hasard, se retrouvèrent à Kel-Nazir, la capitale de l’Empire, où ils furent abattus devant l’empereur et une foule en tendue.
Ce matin-là, à l’aube, Ilas partait pour l’école sur les terres de Juzil. Chez les elfes d’eau, la tradition veut que les familles envoient leurs enfants étudier sur les terres émergées dès l’âge de dix ans. La famille royale ne fait pas exception.
Ilas était seul sur le chemin de l’école, lorsqu’un soldat de Sayosia l’attrapa et l’attacha sur un dragon avec cinq autres enfants
Le voyage jusqu’à Kel-Nazir ne dura que quelques minutes grâce à la magie des dragons. Une fois à la capitale, une cérémonie officielle annonça au peuple ce qui allait se passer, puis, sans attendre, l’armée exécuta tous les enfants. La foule, sous le choc, tenta de se révolter, mais l’armée tua les gens « turbulents ». Beaucoup périrent pour l’exemple et la population se résigna.
En tout cas, il était certain que personne ne reconnut mon frère, Ilas, Fils de Mylena, reine du Royaume des Eaux, dans le groupe des enfants.
Declan dut m’expliquer ce qui s’était passé une bonne dizaine de fois avant que je ne réagisse, ce que je fis en vomissant sur ses bottes. Ensuite, je lui demandai pourquoi. Pourquoi Maximilien avait-il tué mon frère ?
Alors qu’il alla se nettoyer, c’est le roi Gar’Awall dont je n’avais pas remarqué la présence qui me répondit :
– Il a fait cela pour attirer l’attention de Marnordir. Pour se faire respecter. Ce fou furieux est encore plus pourri que son père.
– Comment pouvez-vous être sûr que mon frère soit mort ? A-t-il réellement disparu ? Peut-être qu’il a seulement quitté l’école pour rentrer au palais enfoui. Peut-être qu’il…
– Votre mère l’a vu, m’interrompit le roi avec douceur. Elle a d’abord senti sa panique grâce au lien qui l’unit à vous deux, alors elle a envoyé un message à la gouvernante de votre frère sur le continent et un autre à son école. Ensuite, elle a consulté une tortue des Âges et celle-ci lui a montré ce que Declan vous a raconté. La gouvernante et l’école ont confirmé la disparition d’Ilas. De plus, peu après, des messagers impériaux ont fait circuler des tracts concernant la tuerie.
Je me mis à pleurer. Si je nourrissais encore un espoir, il fut détruit par les paroles du roi d’Itlan. Une tortue des Âges ne ment jamais.
– Ce n’est pas tout, poursuivit Gar’Awall pendant que Declan se rasseyait auprès de moi, propre, quoi qu’empestant encore un peu. Nous devons nous rendre au palais de votre mère. L’Empire est faible, il n’a plus d’Initié sous sa coupe, ce qui veut dire que, bientôt, l’héritier de Daryen n’aura plus assez de Sorts pour nous combattre. Maximilien a tué ces enfants pour attirer l’attention de Marnordir et de tous ses alliés et il a réussi, ainsi il peut faire passer son vrai message qui est le suivant…
Gar’Awall sortit un parchemin portant le sceau de Sayosia de sa poche et lut :
– « Oyez, oyez, peuples de Sayosia des Quatre Continents, mille enfants ont péri et d’autres périront si l’ordre n’est pas rétabli. Le Mage Marnordir et son infâme magie ont vicié le cœur de l’Empire jusqu’à ce que mon père, le grand Daryen de la dynastie Saya, soit lâchement assassiné par l’un de ses chiens. Moi, Maximilien, empereur de Sayosia, annonce aujourd’hui que dans une semaine jour pour jour, si Marnordir et ses alliés ne se rendent pas à la garde de Sayosia, ici, à Kel-Nazir, pour être jugés pour haute trahison, je ferai tuer mille enfants par jour jusqu’à ce qu’ils se rendent tous… » Et cela continue, ajouta Gar’Awall. Il donne aussi la liste des alliés : Wersteimer Chevalier des Glaces, Autorité dans le clan des Chevaliers des Glaces ; Declan Chevalier des Ombres, Autorité dans le clan des Chevaliers des Ombres ; Mylena reine du Royaume des Eaux et, bien sûr, les quatre princesses de Lymronia et Aodh l’Initié.
Gar’Awall plia et rangea le parchemin dans sa poche. Nous partîmes dans l’heure pour le palais enfoui, Declan le Chevalier des Ombres, Gar’Awall le roi solitaire et moi-même, la première guerrière de Marnordir et l’héritière du Royaume des Eaux.
J’étais tellement enragée et déchirée par la mort de mon frère que je me rendis compte que nous étions arrivés sur la côte de Juzil que quand Declan me jeta à l’eau.
– Je suis désolé, mais tu ne répondais pas. Nous avons besoin d’un transport, s’il te plaît, dit-il alors que je m’ébrouais.
– Je vais appeler un orque.
Et je le fis. Peu de temps après, un immense orque arriva. Il me reconnut immédiatement.

"Peu de temps après, un immense orque arriva. Il me reconnut immédiatement."
– Bonjour, Votre Altesse, c’est un honneur pour moi de vous accompagner aujourd’hui, où que vous alliez.
–Bonjour, nous allons au palais, merci.
Nous entrâmes dans l’orque, puis celui-ci amorça sa descente dans les profondeurs. Nous vîmes la lumière diminuer à travers la peau transparente de l’animal alors que nous atteignions les abysses.
–J’espère que nous n’allons pas tomber sur ce sale Cavalier Sans Visage, déclara Declan alors que nous dépassions un cheval de mer.
–Le Cavalier Sans Visage ? demanda le souverain Gar’Awall. Qui est-ce ?
–Je crois que c’est une sorte d’esprit de l’eau, n’est-ce pas, Lanna ?
–En effet, répondis-je, pas vraiment concentrée sur la conversation.
–Je crois que c’est un esprit vengeur ou jaloux. Ou un esprit farceur… hésita Declan. Je ne sais plus, en tout cas on dit qu’il hante le fond des océans à la recherche de nourriture. Personne n’a jamais survécu à une rencontre avec lui. Il n’a pas de visage et ne peut pas manger. Sa faim est telle qu’il fait dévorer par le monstre qu’il chevauche tous les êtres vivants qu’il rencontre. Avec le temps, ces deux… horreurs ont fini par ne faire plus qu’un.
–Ceci est une légende, dit le roi d’Itlan.
–Non, il existe vraiment, pas vrai, princesse ? me sollicita Declan.
–hmm, hmm… marmonnai-je, perdue dans mes pensées.
–Tu vois !
–Bon, alors comment peut-on être sûr qu’il existe, si tous ceux qui l’approchent meurent ?
–Euh… je n’y ai jamais réfléchi… Mais il y a certainement une explication ! se renfrogna Declan.
Nous arrivâmes, bien assez tôt à mon goût, au palais enfoui. Une idée ne quittait plus mes pensées et le temps me manquait pour constituer un plan. J’allais devoir improviser et je n’aimais pas cela.
A mon grand soulagement, nous échappâmes au long protocole d’usage à cause de l’urgence de la situation. Lorsque nous entrâmes dans la salle du trône et que je vis l’expression glaciale et déterminée de ma mère, je faillis m’effondrer. Je ne l’avais jamais vu comme cela. C’était comme si elle était morte à l’intérieur. Je m’inclinai tant bien que mal et pris place à ses côtés.
Les Chevaliers des glaces étaient déjà là et entouraient Wersteimer, leur chef. Ils étaient arrivés peu avant. Kallan Marnordir et ses Initiés arrivèrent quelques minutes après nous. Tous les royaumes et clans visés par Maximilien se trouvèrent bientôt sous la protection sous-marine du Royaume des Eaux, inatteignable pour tout ennemi de constitution non-aquatique. Manquèrent à l’appel le honni Aodh ainsi que les quatre princesses de Lymronia, toujours sous l’emprise du maléfice Chasse-temps, mais représentées par une délégation surarmée.
Ils entamèrent de longues et fastidieuses conversations politiques qui accaparèrent l’attention de tous pour déterminer la stratégie de défense à adopter contre l’Empire.
–C’en est trop, disait l’un, ces singes sont allés trop loin, seule une révolte massive les arrêtera !
–Je suis d’accord, disait l’autre, mais les peuples sont sous leur joug depuis si longtemps qu’ils sont impossibles à convaincre !
Je me faufilai dans l’un des couloirs tentaculaires à ce moment des débats. Personne ne me prêtait plus attention depuis longtemps. Je ne laissai pas passer une telle occasion et quittai le palais en douce.

Encore aujourd’hui, je pense que mon comportement fut des plus idiots, mais j’étais jeune et mon petit frère venait de mourir. Je ne crois pas que j’aurais été capable de réagir autrement de toute façon. Quoi qu’il en soit, on ne refait pas l’histoire et j’ai joué mon rôle, fut-il bon ou mauvais.
J’avais, désormais, une mission à accomplir et j’étais prête à mourir pour elle. Je nageai le plus vite et le plus loin possible du palais et de ses environs. Je m’engouffrai dans une forêt d’arbres d’eau suffisamment éloignée des sentiers battus pour ne croiser personne. Je fouillai dans le sable à la recherche d’une pierre tranchante ou d’un morceau de coquillage bien affuté. Une liste de tâches simples commença à se dresser toute seule dans ma tête et je m’exécutai sans me poser de questions. Je ne pouvais affronter ce qui se passait, par contre, trouver un objet tranchant, je pouvais le faire sans trop de difficultés.
Je dénichai un morceau de coquillage très aiguisé et me coupai les cheveux très courts avec. J’enterrai les mèches dans le sable pour ne pas laisser de traces. Je nageai ensuite pendant un temps indéterminé jusqu’aux côtes. Là, je remontai à la surface et sortis de l’eau. Ensuite, je guettai le moment propice pour accomplir la troisième tâche sur ma liste. Enfin, je pénétrai dans une riche maisonnée et dérobai des vêtements d’homme presque à ma taille.
Je replongeai et m’enfouis dans les profondeurs sous-marines jusqu’à une petite grotte non loin de là. Je m’y glissai et me changeai. Je bandai ma poitrine et enterrai mes bijoux. Un petit tour élargi mon menton et mon nez et transforma la pâleur bleutée de ma peau en une carnation tout à fait sayosienne.
Les sirènes de ma mère devaient déjà être parties à ma recherche alors je ne perdis pas de temps et nageai le plus vite possible en direction du Sud. Je m’écartai des chemins marins les plus fréquentés et passai par des forêts aquatiques ou des criques abandonnées. J’évitai les villes et villages et ne croisai personne. Au bout de deux heures, je m’arrêtai pour me reposer.

Le voyage durerait une journée, je devais garder mes forces. Je ne m’étais pas rendu compte que je m’étais autant éloignée de la civilisation et plus je nageais, moins je reconnaissais le chemin. Je ne mis pas longtemps à être totalement perdue. J’errai bientôt au bord d’abysses étranges et infréquentables. Je paniquai. Comment allais-je accomplir ma mission sur terre, si je n’étais pas capable de retrouver mon chemin sous l’océan ? Je tournai en rond en suffoquant, submergée par le désespoir. Je m’évanouis.
J’ouvris les yeux sur un plafond de nacre, usé par le temps. J’étais allongée sur un lit. Je m’assis. Au moins, j’étais encore sous l’eau. Malheureusement, mon glamour avait disparu pendant ma perte de conscience et mon visage n’avait plus rien de masculin.
Une voix douce chantonnait. Je me redressai quand une elfe d’eau entre deux âges entra dans la pièce.
–Vous êtes réveillée, mon chou ! Tant mieux, j’ai fait du crabe !
Sa voix était vraiment très douce et si je n’avais pas vu ses oreilles d’elfe, je l’aurais prise pour une sirène. Les lignes de son visage étaient comme brouillées, j’avais du mal à la regarder longuement.
–Je vous remercie, mais je dois impérativement m’en aller ! Merci de m’avoir recueilli, mais maintenant je vais très bien alors je vais partir.
–Vous ne pouvez pas partir comme cela, on n’a pas encore mangé, dit-elle d’un ton ferme, sa voix durcie tout à coup.
–Je suis désolée de me montrer si discourtoise, madame, mais je dois partir immédiatement. Je n’ai rien à vous donner pour vous remercier, mais je reviendrai avec de l’or dès que je le pourrai. Pouvez-vous m’indiquer la côte, maintenant, s’il vous plaît ?
L’elfe se plaça entre la porte et moi comme si elle faisait le poids contre mes pouvoirs.
–Je ne crois pas, mon chou, dit-elle.
Je l’écartai d’un geste de la main et sortis, furieuse. J’arrivai, à ma grande stupéfaction, non pas dans la pièce voisine à celle où je m’étais réveillée, mais dans une gigantesque toile de fils de soie. Je me retournai vivement et au lieu d’une porte, d’une chambre ou d’une maison, se tenait un monstre gigantesque. L’elfe d’eau avait disparu. A la place, un énorme cavalier emmitouflé dans une grande cape noire chevauchait la créature tentaculaire et visqueuse la plus répugnante que j’aie jamais vu.
– On n’a pas encore mangé, j’ai dit ! s’écria le monstre d’une voix grave et dissonante.
Je cherchai inutilement une échappatoire. Mes pieds étaient emmêlés dans la toile et plus je me tortillais plus les liens se resserraient. Quelle idée stupide avais-je eu de vouloir me venger ! Lanna, justicière solitaire pendant dix minutes et bientôt morte !
Je perçus sous sa capuche, l’absence de ses traits. C’était le Cavalier Sans Visage et j’allais mourir. Tout le monde savait qu’on ne survivait pas au Cavalier.
L’esprit est parfois curieux, je trouve. A cet instant, alors que ma fin approchait à grands pas, je ne pensais qu’à une chose : comment cette abomination faisait-elle pour parler sans sa bouche ? Je savais pourtant que notre monde était régi par la magie, mais cette explication ne me suffisait pas. J’étais fascinée par cette créature.
– Je voudrais te poser une question, dit le Cavalier de sa voix désagréable. As-tu trouvé mon numéro de l’elfe bienveillante convaincant ? Je m’entraîne depuis longtemps maintenant et je n’arrive pas à m’y faire, il y a quelque chose qui cloche
–La jolie voix, c’est bizarre. Ce sont les sirènes qui ont un organe en or. Nous, nous nous contentons de nos pouvoirs, dis-je en faisant crépiter le bout de mes doigts dans une piteuse tentative de l’impressionner. Et le glamour ne tient pas très bien : le visage était flou.
–Ah ! Le visage ! dit-il. C’est toujours le même problème… Et la voix ! Je me disais bien que cela ne marchait pas ! Je te remercie, petite chose, je vais pouvoir améliorer mon personnage. J’étais comédien de mon vivant, tu sais, aux Arènes des Rois, mais le temps a passé. C’était il y a des milliers d’années. Maintenant je suis… ceci !
–J’ai une idée, dis-je dans un sursaut de désespoir. Vous me laissez la vie sauve et je vous mène quelque part où il y a plein de gens à manger ! Qu’en dites-vous ?
–Comment oses-tu me prendre pour un idiot, moi, le Fléau des Océans ! hurla-t-il.
L’eau vibra autour de nous sous les assauts de sa colère
–Pour qui te prends-tu, espèce de marionnette dégoutante ! poursuivit-il, fou de rage. C’est cet humain qui t’a parlé de cette entourloupe, c’est ce mage, n’est-ce pas ? Il s’en est tiré une fois en me promettant des montagnes d’êtres vivants à dévorer, ce mécréant, or, il a disparu avec sa lumière blanche. Tôt ou tard, je mettrai la main sur lui et je le tuerai ! Pour l’heure, je vais m’occuper de toi, petite sournoise ! Je ne te mangerai pas, tu me dégoûtes, à la place, je vais te tuer et t’enterrer là où personne ne te retrouvera jamais.
Je sentis le souffle nauséabond de sa bête sur moi. C’était la fin.
Soudain, une lumière blanche extrêmement brillante nous aveugla et je fermai les yeux un instant. Le monstre rugit. La lumière disparut aussitôt. Il me fallut quelques instants pour distinguer à nouveau ce qui m’entourait. Le Cavalier Sans Visage était inconscient, couché, à plusieurs mètres de sa monture, elle aussi inanimée. La toile avait disparu et je pus à nouveau bouger. Je vis alors ce qui avait terrassé le monstre. Entre le Cavalier et moi se tenait un homme dans une bulle d’air.
Vagabond.
–Est-ce qu’il est mort ? demandai-je hébétée.
–Je n’en ai aucune idée, répondit Declan.
– Comment as-tu fait cela ?
–Je ne sais pas. Je l’ai vu s’approcher de toi et j’ai perdu la tête, je me suis jeté sur lui, mais au moment de l’impact, il y a eu comme une explosion de lumière et il est tombé.
Declan me raconta comment il m’avait pisté après avoir découvert ma disparition. Puis, il tenta de me retenir :
–Ne fais pas ce que je crois que tu vas faire, je t’en prie.
–Il est trop tard, je ne peux pas vivre, pas comme cela. Je dois faire quelque chose.
–Je t’en prie… me supplia-t-il.
–Je dois essayer !
–C’est impossible, c’est insensé !
–On verra bien…
–Alors, je viens avec toi !
Il ne m’aurait jamais laissé partir seule. Et nous avions plus de chances de réussir à deux.
–Je n’en attendais pas moins de vous, Chevalier.
A ces mots, nous nageâmes ensemble vers le Sud. Voyager sur les terres était trop risqué.
Après plusieurs heures, nous atteignîmes l’une des entrées sous-marines d’Abethia. De là, nous espérions rejoindre le centre de Kel-Nazir par les profondeurs.
C’est alors qu’au moment de pénétrer dans l’un des tunnels d’Abethia, une silhouette immobile nous barra le chemin.
–Halte-là !
Cette voix était unique, nous la reconnûmes immédiatement.
Marnordir.

A suivre...
Chapitre 6 – Abethia et les peuples souterrains
Dans le chapitre précédent, Lanna, Declan et Marnordir se retrouvèrent à l’entrée d’Abethia, le pays des peuples souterrains. Je reprends la plume pour vous conter la suite de notre Grande Histoire.
— Où croyez-vous aller, tous les deux ? demanda froidement Kallan Marnordir.
— Laisse nous passer, sorcier ! s’écria Lanna.
— Seriez-vous devenus fous ? s’énerva Marnordir. Qu’est-ce qui t’a pris de t’enfuir ainsi ? Et toi, qu’est-ce qui t’a pris de la suivre ? Tous les gardes de ta mère, Lanna, sont à votre recherche !
— Je vais…
— Toi ! cria Marnordir à Declan en interrompant Lanna. Tu as réussi à la pister, dans l’eau, son élément, et tu l’as trouvé et qu’est-ce que tu fais ? Tu te jettes avec elle dans la gueule du loup ! Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ?
— Eh bien… commença Declan.
— Je n’ai pas terminé ! Vous pensez peut-être que je n’ai pas compris ce que vous vous apprêtez à faire ? Vous voulez rejoindre la capitale de Sayosia par Abethia. Que croyez-vous pouvoir faire à Kel-Nazir tout seuls ? Il ne s’agit pas cette fois d’une petite mission pour l’Alliance ! Il s’agit de la capitale de l’Empire, surprotégée par des soldats à la recherche de traîtres tels que vous ! Vous n’irez pas, je vous l’interdis !
— Pour qui te prends-tu, Marnordir ? Tu n’as aucun droit sur nous ! Si Declan veut t’obéir, c’est son choix, mais moi je vais venger mon frère !
— Tu ne peux rien faire contre ces monstres, petite fille ! Nous, nous avons la magie, mais l’empereur, lui, est bien plus dangereux, il a atteint le Seuil Noir, la limite du mal le plus profond et le plus néfaste. Pourquoi crois-tu que je ne me sois pas débarrassé de ce fou de Maximilien avant ! Il n’a plus d’âme. Comment tuer quelqu’un qui n’existe plus vraiment ?
— Raison de plus ! S’il a atteint le Seuil de je ne sais quoi, il faut se débarrasser de lui ! Il tue des enfants simplement pour t’attraper, par tous les dragons ! Qui sait ce qu’il est capable de faire d’autre ! Pourquoi j’attendrais ? Dans cinq jours, il va recommencer à tuer, il n’y a pas de temps à perdre !
Et sans que Marnordir et Declan n’aient le temps de bouger le petit doigt, Lanna se faufila dans l’entrée du royaume d’Abethia et les deux hommes n’eurent d’autre choix que de la suivre à travers les tunnels du pays souterrain…

Le pays des peuples souterrains
En entrant dans Abethia, ils avaient quitté l’eau et Lanna n’était plus à son avantage. Les deux hommes finirent par la rattraper. Alors que tous trois recommençaient à se disputer, une petite voix aiguë les interrompit :
— Vous entrez en territoire d’Abethia, veuillez vous annoncer à la reine !
Une lueur apparut au bout du tunnel où ils se tenaient. Intrigués, ils avancèrent jusqu’à la lumière et là, ils découvrirent un crapaud géant en armure qui cachait une porte. Le crapaud était aussi grand que Declan. Il tenait une torche dans une main et une hache dans l’autre.
— Vous entrez en territoire d’Abethia, veuillez vous annoncer à la reine ! répéta-t-il de sa voix haut perchée.
— Et c’est toi la reine ? demanda Declan avec hargne.
— Avec plaisir, s’empressa de répondre Marnordir au crapaud, menez-nous jusqu’à Sa Majesté. Et veuillez excuser ce jeune insolent, il n’est pas méchant dans le fond, n’est-ce pas Declan ?
— Insolent ? demanda Declan de plus mauvaise humeur encore.
— Chut ! Tu vas nous attirer des ennuis ! dit Marnordir à voix basse. Nous sommes obligés de nous présenter à la reine, maintenant, et c’est elle, et elle seule, qui décidera par où nous sortirons d’Abethia. Pour ce que j’en sais, elle pourrait nous escorter à des milliers de lieues d’ici sans que l’on ne voie une porte de sortie ! Nous sommes forcés de suivre le protocole, la reine est prompte à punir les mauvaises manières et nous n’aurons jamais le temps de sortir avant la fin de l’ultimatum de Maximilien si nous nous fâchons avec le royaume d’Abethia. à cause de toi, Lanna, nous n'avons d'autre choix que de sortir du côté de Kel-Nazir, nous n’avons plus le temps d’aller où que ce soit d’autre depuis ces tunnels sans fin ! Mais ne rêve pas ! Je ne te laisserai rien faire d’inconsidéré. J’espère que vous êtes contents, tous les deux !
— Tous les deux ? Mais c’est elle qui s’est ruée dans ce tunnel ! s’indigna Declan.
Le crapaud avait ouvert la porte et s’était enfoui dans un autre tunnel.
— Chut ! répéta Marnordir. Allons-y, il ne faut surtout pas le perdre, sinon nous risquons d’errer dans ces souterrains pour l’éternité, peu de gens peuvent sortir de ces galeries. C’est pour cela qu’il y a plein de squelettes dans les coins, beaucoup ont péri en tentant de trouver la sortie.
Lanna et Declan regardèrent par terre d’un air dégoûté.
— C’est donc cela ce bruit sous nos pas, dit Lanna.
— Par tous les dragons ! s’indigna Declan. Un autre DursTor ! Pourquoi allons-nous toujours dans ce genre d’endroit ?
— Chuuut !

Un crapaud géant de la garde royale
Marnordir emprunta le même chemin que le crapaud. Lanna et Declan le suivirent.
— Pourquoi est-ce qu’on ne t’entend plus, princesse ?
— Je réfléchis.
— Oh, non !
— Quoi ?
— Non ! s’énerva Declan. Tu ne vas pas encore te faire la malle ! Tu as entendu le vieux, on va se perdre dans ces galeries si on ne suit pas le bon chemin et en l’occurrence, le bon chemin, tu ne le connais pas !
— J’ai un bon sens de l’orientation, même sous terre, j’ai une chance ! affirma Lanna.
— N’y pense même pas ! Je te dénoncerai au vieux et tu as vu avec quelle facilité il nous a retrouvé ! Il te pourchassera et je serai là pour le regarder de botter le train !
— Nous verrons bien ! Maintenant avance, nous devons les suivre.
Ils rattrapèrent Marnordir et marchèrent en silence derrière le crapaud géant. Ils parcoururent plusieurs tunnels pendant ce qui leur sembla des heures. Declan entama assez rapidement une conversation stérile, qu’il alimenta seul, dans l’espoir d’empêcher Lanna de trop se concentrer sur un plan d’évasion.
— Que t’arrive-t-il, à la fin ? s’énerva Marnordir. Tu n’as jamais autant jacassé pour ne rien dire ! Crache le morceau, que se passe-t-il ?
— Je ne vois pas du tout de quoi tu parles...
— La salle du trône ! cria soudain le crapaud de sa voix aiguë en s’arrêtant brusquement devant une grande porte ouvragée.
Les trois autres s’immobilisèrent.
— D’où est sortie cette porte ? Chuchota Lanna à qui voulait lui répondre.
Le crapaud ouvrit ladite porte en annonçant :
— Des visiteurs pour Sa Majesté la reine Circa d’Abethia !
Derrière lui, Lanna, Declan et Marnordir découvrirent une grande salle au fond de laquelle Circa, reine des abeilles d’Abethia, se divertissait en jetant des champignons pourris sur une bande de troubadours. Elle se redressa à peine sur son trône en apercevant les trois visiteurs.
— Qui vient troubler mon ennui ? Approchez !
Nos trois protagonistes entrèrent dans la salle et allèrent s’agenouiller devant Circa.
— Kallan ! Est-ce bien toi ? Sois le bienvenu dans mon royaume, cher ami ! s’exclama la reine alors que Marnordir se levait pour déposer un baiser sur sa main.
— Comme je suis heureuse de te revoir ! Que viens-tu faire dans ma ruche ? Et qui sont tes amis ?

Circa, reine des abeilles d’Abethia
Les troubadours qui avaient cessé de jouer regardaient les nouveaux venus avec des yeux emplis de curiosité et d’excitation. “ Enfin de nouvelles têtes dans le pays souterrain ! ”, pensaient-ils. La reine s’en aperçut et les congédia.
— Bzzz, bzzz ! Partez !
Les troubadours sortirent à contre-coeur, mais une fois dehors, la porte s’entrebâilla et une douzaine d’yeux apparut dans l’ouverture.
— Nous allons organiser un banquet pour toi et tes amis, mon cher Kallan ! Tu me donneras des nouvelles de la surface et moi je te raconterai une bonne histoire !
Chacun fut bientôt assis devant une montagne de victuailles. Ils se régalèrent dans les rires et la bonne humeur, excepté Lanna qui demeura pensive et qui toucha à peine à la nourriture. Quand ils furent repus et prêts à s’endormir, la reine prit la parole.
— Kallan, tu n’es pas sans ignorer qu’il y a des règles dans mon royaume et que même si j’ai beaucoup d’estime pour toi, tu dois les respecter.
— Nous ne sommes pas venus pour semer le trouble, je te le promets, nous souhaitons seulement rejoindre Kel-Nazir. Nous nous plierons aux règles du royaume d’Abethia, sois en sûre !
— Bien ! Puisque nous sommes d’accord, je vais te dire ce qu’il vous faut faire pour rejoindre la capitale de l’Empire. La tradition, ici, veut que les visiteurs relèvent un défi avant de s’en aller.
Marnordir se renfrogna et Declan s’en aperçut.
— Voilà le défi que je vous lance : je vais vous raconter l’histoire de la création d’Abethia et, quand j’aurai terminé, vous devrez me dire si cette histoire est vraie ou fausse.
Marnordir blêmit.
— Qu’y a-t-il ? chuchota Declan. C’est assez facile, pour une fois ?
— Rien n’est jamais facile, répondit Marnordir.
— Qu’en dites-vous ? poursuivit la reine Circa. Vous avez une chance sur deux de réussir. Mon histoire est-elle vraie ou fausse ?
— Ainsi soit-il ! répondit Marnordir, lugubre.
— Tu as toujours été un homme intelligent, Kallan. Maintenant, écoutez-moi attentivement tous les trois !
Et après un éclat de rire, la reine commença à leur raconter une histoire :
— Il était une fois, neuf frères et soeurs, nés le même jour, à la même heure. Chacun reçut un don unique à la naissance qui le distinguait des autres. Ils étaient si spéciaux que les Âges elles-mêmes se penchèrent sur leur berceaux. Ainsi touchés par la grâce, il y avait l’abeille à qui les Âges offrirent la couleur jaune comme symbole de ses dons extraordinaires, la coccinelle à qui il fut attribué le rouge, la libellule le bleu, la mante religieuse le vert, le papillon le rose, le scarabée le violet, la chenille le orange, la mouche le noir et, enfin, l’araignée à qui il fut offert le blanc. En grandissant, les Neuf, choyés par les Âges, s’élevèrent comme de petites étoiles dans les cieux et partagèrent avec le monde leurs merveilleux pouvoirs. Ils grandirent ainsi, veillant et bienveillants. Jusqu’au jour où le roi, leur père, mourut. Alors, des conseils se réunirent et des délégations furent envoyées pour désigner le successeur du roi. Aucun des Neuf ne voulait régner sans ses frères et soeurs. Les Âges avaient décidé qu’ils seraient neuf, ils étaient nés en même temps et personne ne gouvernerait tout seul. Malheureusement, les traditionalistes se révoltèrent et crièrent au sacrilège en exigeant qu’un seul gouverne et non les neuf. Le plus virulent des détracteurs, le Duc Daphnis Nerii, mena une campagne agressive auprès du peuple contre les Neuf et leur union indéfectible qui était, selon lui, un affront aux traditions de leur culture. Le Duc Daphnis Nerii avait pour motivation la perversion et l’égoïsme et nourrissait l’espoir secret de régner sur le beau royaume sous les cieux. Cependant, rien n’y fit, les Neuf ne changeaient pas d’avis. Puis, un jour, il eut une idée. Il tenta de corrompre chacun des frères et soeurs et finit par trouver la proie idéale. Les Neuf n’étaient pas tous faibles, mais l’une d’entre eux, l’abeille, avait un goût prononcé pour les complots et le pouvoir et tomba dans les filets du Duc Daphnis Nerii. Celui-ci lui offrit du miel et des trésors et réussit à la convaincre de se débarrasser de ses frères et soeurs. De cette manière, au bout de quelques temps, l’un des Neuf mourut. Puis bientôt un autre. Puis encore un autre. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste plus que deux enfants sur les neuf en vie : l’abeille et le papillon. Le duel fut violent et sanglant.









Les Neuf
La reine s’interrompit et reprit son souffle de manière théâtrale avant de poursuivre, le regard fiévreux :
— Je vous laisse deviner qui a gagné sa place sur le trône... C’était le bon temps, mais tout a une fin ! Comble de l’ironie, le Duc jeta un sortilège à l’abeille en l’envoyant sous terre avec la vermine pour la punir de son ignoble comportement ! Ensuite, il s’empara du pays sous les cieux et l’abeille, dans le monde souterrain, fut oubliée des royaumes du dessus. Cette dernière travailla dur pour créer sa ruche et réussit à obtenir son beau royaume. Ce ne fut pas tous les jours facile, beaucoup dénoncèrent les meurtres de l’abeille, mais celle-ci contint les fureurs d’une poigne de fer et parvint malgré tout à bâtir un magnifique pays sous la terre. Après tout, il n’y avait que le décor qui changeait…
La reine Circa prit une grande inspiration et poursuivit :
— Ainsi se termine mon histoire. Est-ce, oui on non, ainsi que fut créé le royaume d’Abethia ? à vous de me le dire ! Mais sachez que si votre réponse est incorrecte, vous sortirez d’ici par la porte de mon choix qui peut se trouver très loin de votre destination… Si vous sortez ! Mordreide va vous accompagner jusqu’au petit salon jaune où vous pourrez délibérer.
La reine se pencha et cria :
— Mordreide !
Un crapaud géant, mais plus petit que le premier, se rua sur les invités de la reine qui se levèrent en silence et le suivirent jusqu’au fameux salon jaune. Dès qu’ils furent seuls, Marnordir prit la parole d’un air grave.
— Nous sommes dans le pétrin !
— Pourquoi ? demanda Declan. Nous connaissons la réponse. Cette histoire est connue de tous, nous savons qu’elle est exacte. Je crois même que le Duc vit encore.
— Non ! s’exclama Marnordir.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Nous ne pouvons pas donner notre réponse…
— Pourquoi cela ? Bien sûr que nous le pouvons, tout le monde sait ce qui s’est passé. Il existe même une comptine racontant l’histoire de la méchante abeille. Je crois que cela donne quelque chose comme : “ gare à toi, bzzz, bzzz, quand vient la nuit, bzzz, bzzz, car l’abeille guette, bzzz, bzzz, pour prendre ta vie... ”
— Arrête de chanter ! l’interrompit Marnordir. Nous ne pouvons pas répondre à la reine, car si nous donnons la mauvaise réponse nous sortirons d’Abethia très loin d’ici et le temps de rejoindre Kel-Nazir, la semaine de Maximilien sera passée et il tuera à nouveau. Et si nous donnons la bonne réponse, la reine Circa nous pendra haut et court ! Si l’histoire de la création d’Abethia est de notoriété publique, il est aussi de notoriété publique que quiconque accuse la reine de fratricide en son royaume se rend coupable de haute trahison et est exécuté ! N’as-tu pas entendu son couplet sur la poigne de fer ?
— Hum ! Bon, alors que fait-on ? demanda Declan. Lanna, as-tu une idée ?
Lanna ne répondit pas.
— Lanna ?
Les deux hommes se retournèrent, Lanna avait disparu.
— Par tous les Dragons ! s’écria Declan. Elle a encore filé.

Abethia
Ils sortirent en toute hâte du salon jaune et virent Lanna qui entrait dans la salle du trône. Ils coururent après elle, mais quand ils entrèrent dans la salle, elle se tenait déjà devant la reine.
— Votre Majesté, dit Lanna, nous sommes prêts à vous répondre.
Declan et Marnordir se précipitèrent à ses côtés.
— Que fais-tu ? chuchota Marnordir à Lanna.
Lanna poursuivit sans faire attention à lui.
— Cette histoire sur la création d’Abethia est vraie et la fameuse abeille, c’est vous.
La reine sourit.
— Nous savons aussi que c’est un piège, continua Lanna, et que nous ne pouvons pas vous accuser, mais je pense que vous ne nous avez pas raconté cette histoire sans raison. Alors, voici le marché que je vous propose : laissez-nous sortir à Kel-Nazir sur-le-champ et en échange, nous vous livrerons le Duc Daphnis Nerii en chair et en os.
— Tu es folle, depuis quand faisons-nous ce genre de choses ? chuchota Declan.
— Qu’est-ce qui me dit que vous n’allez pas vous volatiliser une fois dehors ? demanda la reine, sceptique.
— Je ferai un pacte de sang avec vous.
— Non ! hurla Marnordir.
Sans attendre, Lanna dégaina un petit couteau qu’elle portait à la ceinture et s’entailla la paume. Elle s’avança devant la reine en lui tendant une main sanguinolente.
— C’est peut-être la chance de votre vie de vous venger...
D’abord abasourdie par le comportement téméraire de Lanna, la reine ne tarda pas à être séduite par cette idée.
— Marché conclu ! dit-elle.
La reine s’entailla la main à son tour et saisit celle de Lanna. Au contact de leurs paumes, leur sang se figea et une petite poussière rouge enveloppa leur poignée de main avant de disparaître. Toutes les deux satisfaites, elles se sourirent et se lâchèrent la main. Leurs paumes ne portaient plus aucune marque et le sang s’était évaporé. La magie du pacte de sang avait guéri leurs chairs.

Le Duc Daphnis Nerii
La reine rappela son sous-fifre.
— Mordreide ! Conduis nos invités jusqu’à la sortie sud de Kel-Nazir.
Puis elle se leva et se tourna vers Marnordir.
— Ce fut un plaisir de te retrouver, Kallan ! On se reverra quand vous me livrerez ce scélérat de Duc !
Et sans une parole pour les autres, elle s’en alla.
Declan n’avait pas encore pris la mesure de ce qui s’était passé et regardait Lanna qui s’était mise en marche derrière Mordreide. Marnordir lui donna un coup de coude.
— Allons-y.
Ils suivirent Lanna et Mordreide. Une fois dans les interminables tunnels d’Abethia, Marnordir laissa éclater sa colère.
— Comment as-tu pu faire cela ? Sais-tu ce qu’implique un pacte de sang ?
— Bien sûr que je le sais, je ne suis plus une enfant !
— Eh bien cela ne se voit pas ! On aurait pu s’attendre à ce genre de comportement suicidaire de la part de Declan, mais pas de la tienne !
— Hey ! s’exclama Declan, vexé.
— Oh, ne joue pas l’offensé ! Tu sais aussi bien que moi que c’est la vérité.
— Hum ! dit Declan qui ne trouva rien à répondre.
Lanna continua à avancer sans écouter leurs commentaires. Elle était déterminée et rien n’était trop cher payé pour venger la mort de son petit frère.
Après de longues heures de marche, tous trois sortirent d’Abethia comme ils y étaient entrés : par un trou béant percé à même la terre de Moonga…

Une des portes d’Abethia percée dans la terre de Moonga